Mon papi,
Je rêve que tu es assis en face de moi. Tu sirotes ton pastis. Le pays grésille de chaleur. Les
cigales ne se tairont que tard dans la nuit.
Tu lances à la cantonade :
— Vous ne buvez rien ?
— De l’eau.
Et tu réponds, invariablement :
— De l’eau ? L’eau, c’est pour se laver les pieds.
Et moi, je te dirais :
— Je t’adore.
Et tu me répondrais :
— On n’adore que Dieu.
Mais pourtant, moi je le redis : je t’adore.
Je te dois, à toi et à mamie, les jours les plus heureux de mon enfance. Tu nous as tant aimés.
Tu nous as tant donné, avec cette retenue et cette désinvolture qui te caractérisaient.
Tu étais souvent absent, reclus dans ton antre — à regarder la télé, à lire, ou à faire des mots
croisés. Et pourtant, la maison était remplie de ta présence. Tu faisais ton apparition à l’heure
des repas. Tu t’asseyais au bout de la table. Tu présidais. Tel un mahalem, tu régniais sur ton
royaume, cet endroit merveilleux que tu appelais le paradis.
Tu nous as offert, avec cette maison construite par « un con d’architecte », le plus beau cadeau
de l’existence.
Pour moi, rien ne ressemble plus au bonheur que le goût de la menthe à l’eau, les cornets de
glace industrielle que tu prétendais avoir tous mangés pendant la nuit, et que nous dégustions
à toute vitesse avant qu’ils ne fondent. Ma sœur assise en haut du toboggan, et moi — je ne
sais plus. Rien ne ressemble plus au bonheur que l’odeur de la terre après la pluie, la voile
blanche de la Sainte-Victoire, la montagne de mamie, qui nous accueillait chaque matin ; que
le bruit de tes roues sur le chemin du feu, quand tu rentrais d’on ne sait où ; la clameur de la
Formule 1 à la télé, dans une maison plongée dans la pénombre et le silence.
Oui, tu m’as donné accès au bonheur. Et tu m’as appris, sans le savoir, une chose essentielle :
Qu’on peut aimer au-delà de la raison.
Qu’on peut aimer les héros comme les salauds.
Que peu importe ce que les gens font, on les aime au-delà de leurs failles, au-delà du tort
qu’ils nous causent.
Tu m’as appris à ne pas juger. Tu m’as appris à pardonner.
Je t’adore. Et pourtant, tu resteras à jamais un mystère. Une profondeur qu’un roman entier
n’aura pas suffi à explorer. Je t’aime aussi pour cela : pour ta noirceur dans la lumière, pour ta
tendresse dans la sévérité, pour ta sincérité dans le mensonge. Je t’aime parce que tu étais un
charmeur avec les autres et un râleur avec les tiens. Tu as connu plusieurs guerres, mais
surtout celle que tu menais contre toi-même.
Je t’aime parce qu’au fond, tout cela ne traduit qu’une seule chose : la liberté à laquelle tu
aspirais, et qui a guidé chacun de tes choix.
Tu avais des défauts. Mais contrairement à tant d’hommes de ta génération, tu n’étais ni
raciste, ni homophobe, ni antisémite.
De ce que je peux en juger, tu as eu une longue, belle et heureuse vie. C’est en grande partie
grâce à maman, ta fille, qui s’est si bien occupée de toi. Qu’elle en soit remerciée.
À présent, j’aime t’imaginer là-haut, accueilli par mon fils, que tu aimais tant et qui te le
rendait bien.
Moins de graine, papi Pollo. Moins de graine…
Je te promets de te faire vivre auprès d’Hector. Je lui parlerai de ton humour inimitable, de ton
goût pour toutes les choses de la vie : les couchers de soleil, les parapentes sur la montagne,
l’apéritif, la cervelle préparée par mamie, le millefeuille.
Je voudrais finir avec mon plus vieux souvenir de toi.
J’ai quatre ou cinq ans. Il est tard. Je ne sais pas où nous sommes. C’est flou comme un rêve.
Je me réveille. Tu me portes dans tes bras. Tu sens bon le parfum et le cigare. J’ai peur que tu
me poses. Alors je fais semblant de dormir, pour que tu me gardes contre toi.
Aujourd’hui, je sais que je ne pourrai plus jamais te serrer dans mes bras.
Mais je sais que tu es là. « Tu n’es plus là où tu étais mais tu es partout où je suis »